L'abbé fait le choix d'une implantation pour son équipage, à proximité de son domaine familial. Il installe un chantier pour y construire un coracle dimensionné pour 14 rameurs. Un départ est fixé ; à l' nstant de quitter la rive, 3 frères inattendus se présentent pour monter à bord. Brendan fait le choix de les accueillir, tout en augurant de leur destin.
Le canot renversé est la chambre de fumigation des peuples du nord : lorsque le canot est remisé, posé à l'envers sur son plat-bord, il est souvent déposé en haut d'un portique afin que la peau du bordé échappe à la voracité des chiens.
L'ensemble ainsi formé constitue l'amorce d'une chambre (c'est le sauna finnois proche de l'habitation) . On y pratique des fumigations sur pierres chauffées, à but hygiénique, thérapeutique ou autre…Les indiens sioux ojibwa, héritiers de peuples du nord de l'Eurasie, ont fait du canot renversé une chambre de fumigation collective, ritualisée, destinée à créer les conditions de l'extase chamanique.
Les moines irlandais ont employé leur canot en cuir sur la mer, pour des motifs similaires, en associant une ascèse (jeûnes, fatigue physique) à l'ingestion de substances psychotropes.
La triade
Le plus souvent le nom des trions est mentionné dans les légendes irlandaises ; ce n'est pas le cas dans la Navigatio. Chacun des trions correspond à un caractère marqué avec un Bon ou Juste, un Mauvais et un troisième qu' on peut qualifier Inconstant, Indécis, Imprudent ou Bouffon. On verra que celui qui sera mis en scène dans le prochain épisode, sera cet imprudent 'voleur de bride'.
La menace de grève de la faim.
Le trion porte-parole utilise un procédé de pression traditionnel en Irlande ; mais par sa réponse (fiat volunats tua), Brendan situe son assentiment contraint à un degré analogue à celui du Christ sur la Croix face à Dieu le Père.
Sa situation est pré-déterminée par un destin qui impose sa loi.
Analogiquement, soumis à une pression à laquelle il ne peut que céder, Brendan agrée mais il ne peut pas donner sa caution : l'embarquement des Tard-Venus et ses effets ne résulteront pas de sa volonté.
L'auteur laisse donc entendre que cette intrusion résulte d' une volonté supérieure ! Brendan se voit ainssi exonéré des effets des actes que vont poser les Tard-venus !
Le Destin est seul à l' oeuvre, inéluctable...et Brendan est un de ses acteurs. Brendan prédit le sort du bon Trion. Le destin du bon trion est défini par la formule augurale : « bonum opus operatus est » ; c'est une allusion limpide à Actes 1, 23-26.
Elle réfère à l'élection de Matthias : Judas a trahi en livrant Jésus aux romains ; il faut le remplacer avant la Pentecôte ; car ce jour là, pour accomplir les Ecritures, ils devront être Douze ! Les apôtres ont opté pour un tirage au sort parmi quelques disciples.
Matthias a été tiré au sort ("bonum opus" : il a fait le bon tirage !) ; l'autre candidat, Barnabé [1] (dit Barsabas, le Juste) finira par rejoindre la liste des 3 apôtres non désignés par le Christ, avec Paul ( une autre triade !).
" Scio quomodo venisitis"
" Je sais comment vous êtes venus "
Cette phrase qui semble anodine est une référence biblique précise : elle apparaît dans Ezechiel 20,3 . Ezechiel, savant et oracle, est consulté par les sages pour connaître la volonté du Seigneur. Voici ce que Yahveh lui fait dire :
« C' est bien pour me demander conseil que vous êtes venus ? eh bien moi, le Seigneur, Dieu vivant, je déclare que je ne me laisserai pas consulter par vous !».
Yahveh est fâché !
La phrase de Brendan et le choix de cette référence sont subtilement choisis car l'épisode biblique concerne une promesse de Yahveh : emmener les juifs dans le désert (Ez 20,6-10) sous la condition de renoncer aux faux dieux(Ez 20,8). Or le motif invoqué par le bon Trion, c'est la volonté de consacrer sa vie à « pérégriner », autre façon de dire « aller au désert «. En outre toute cette partie d' Ezéchiel a trait à l'action de Yahvveh et sa colère : il a instruit son peuple, qui pourtant est re-devenu idolâtre et navigue entre deux croyances...! Tout comme les abbés irlandais encore imprégnés des pratiques druidiques et chamaniques de leurs pères ...
[1] on notera que l' Epître de Barnabé, un texte apocryphe, relate une coutume juive qui met en scène une Triade de jeunes gens très chahuteurs !
La construction du coracle est décrite avec une précision technique ; mais l' essentiel réside dans le fait que ce véhicule est bordé de peaux de vaches. Cette précision n' est pas seulement pratique (ce bordé aurait pu être fait de peaux de phoques): elle fait écho à une symbolique ancienne.
-dans un autre récit, version d’ un 1er voyage raté, Brendan se voit reprocher par Sainte Ita, qui l’a instruit dans le strict christianisme, d’avoir utilisé un coracle en cuir et non en bois !
-afin d'obtenir un songe divinatoire, une légende rapporte que les chamans irlandais s'enveloppaient dans une peau de boeuf. Est-ce une erreur de traduction ? Ceci ne voulait-il pas dire qu'il s'abritait sous un coracle ? Le coracle-métaphore du voyage mythique est un véhicule pour le pélerin nautique mais il est aussi la peau de boeuf du chaman-devin !
La Triade des frères ' tard-venus' est une autre illustration de l'emprunt aux thèmes pré-chrétiens. On les trouve dans maintes légendes de l'ancienne Irlande et notamment les autres imrama qui partagent avec la Navigatio un fonds commun d'anecdotes (Mael Duin ,Ui Corra , etc...). Les aventures de la Triade structurent le scenario et leur destin, toujours inattendu, détermine les imprévus du récit et entretient le suspense.
La Navigatio se distingue des autres légendes en ce que Brendan énonce, dès leur arrivée, le destin qui attend les trions.Cette pré-connaissance le placera dans un rôle ambigü d'augure et de décideur, dont il sera question au cours des prochains épisodes : il connait l'avenir et pourtant il opte pour ne pas agir en conséquence ! Débat entre Destinée (écrite de toute éternité) et Action humaine...ou libre-arbitre. Les tard-venus ne sont pas en surnombre ! Un aspect encore débattu de cette arrivée tardive de la Triade réside dans son côté apparemment 'sur-numéraire'. C'est le cas dans les autres légendes à triades embarquées et ceci aura pré-fixé la compréhension générale des exégètes ; je ne la partage pas.Il est évident que le coracle, dimensionné pour 14 rameurs est incapable d'en accueillir trois de plus ! Evidence technique ...Implicitement, leur accueil à bord aura donc exigé le débarquement de trois des rameurs initiaux : triviale nécessité !
Un détail de l'épisode 16 permettra de confirmer cette position; et on verra en fin du récit qu'il fallait que les voyageurs soient douze exactement pour pouvoir accèder à la vision du Paradis. On verra comment in-fine. La fin de l'épisode décrit le départ vers une direction clairement précisée, celle du solstice, azimut privilégié des cultes pré-celtiques !
Formules consacrées.
Comme souvent, cette fin de l' épisode apporte des indications notables, mais sous des formules qu' il faut savoir décoder :
le voyage sans le vent : un exercice de canotage intensif (destiné à fatiguer les rameurs),
ls se restaurent le soir : ce mot va revenir constamment ; il ne s'agit pas des subsistances mais des substances psychotropes dont il sera question tout au cours des escales à venir, elles sont destinées à créer un état second qui, associé à l'ascèse du canotage à jeûn, permet d'accoutumer les clercs, ils en perdent le sens de l' orientation, sauf par instants (quand le vent revient) !