L'abbé Barint, un disciple de Brendan, vient lui rendre compte d'une expérience de vision que lui a fait vivre le célérier de son abbaye ; il a quitté ses fonctions pour créer un ermitage dans une île. Brendan va vouloir adhérer lui aussi à cette pratique !
1. Questions de traduction
Je relève ici, à l'intention des latinistes, divers choix de traduction du latin ; parfois fondés sur les équivalents gaëliques probables.
- certamen : en gaël. cath, combat ; résulte d'une lecture infondée du mot cath. qui est aussi l'abréviation de cathair, siège d'une autorité
- procurator : célérier , gardien du cellier monastique ( intendant , prieur )
- navicula : je traduis par nef ; désigne le canot irlandais ou coracle
- poma : désigne tout fruit rond, les Baies des arbustes notamment
- Mons lapidis : littéralement mont de pierre, traduit le gaëlique carraigh, ou Kerry ; désigne la Pointe du Kerry, promontoire qui ferme à l'Est la baie de Tralee
- insula deliciosa : île délicieuse ; je n'ai pas retenu cette acception traditionnelle ; cet adjectif évoque le gaëlique Inis Mell (île au miel, voir les allusions aux moines nombreux comme des abeilles). Mais j'ai pu localiser l' île de Mernoc dans une île nommée Illaun Immill ; ce nom désigne un im-Meal un lieu d'illusions, de magie, de mirages ; j'ai donc traduit par île aux Charmes.
- Terra Repromissionis : Terre de promesse; désigne l'ancienne Tir Tairgnri des irlandais
(voir en Documentation)
- Trium dierum : trois jours, mais aussi jeûne intégral
- Quadraginta dies : 40 jours, mais aussi durée d'un carême ; désigne la diète sans chair du temps de carême ( jeûne allégé ).
NB : Ces 2 durées entre escales émaillent les récits de presque chaque épisode : invraisemblable si la navigation est réelle et aléatoire.
Le traducteur du gaëlique au latin a vu des durées dans des expressions désignant deux formes de jeûnes :
- Trédheanas signifie jeûne intégral ; a pu être confondu avec Tredeinas, durée de 3 jours.[1] Les jeûnes hebdomadaires des monastères duraient du mercredi au vendredi.
- Treanas signifie abstinence ; a pu être confondu avec les 2 mots supra.
- le carême se disait Cadhra'igheas ; il désigne aussi le jeûne du temps d' avant Carême ; il s'agit d' une abstinence de produit carné, une simple diète.
Comme souvent le langage amalgame dans un même mot la période avec la situation ou l'action !
[1]Focalóir Gaoidhilge-sax-bhéarla Or an Irish-English Dictionary., John O'Brien , p. 487.
2. Observations
Barint s'efforce de décrire les règles de vie des ermites réunis par le dissident M'Ernoc comme conformes aux règles des abbayes irlandaises.
Il déclare que l'ermitage mis en place par le procurator est donc bien chrétien et que M'Ernoc a une pratique de vision provoqée qui n'est pas opposée aux croyances chrétiennes.
La conversion soudaine à cette pratique par Brendan n'est pas explicitée ; mais on peut rapprocher son adhésion d'un épisode de sa biographie relaté dans sa Vita prima (voir en Documentation).
Le procédé qui conduit à la vision du Paradis est sobrement indiqué par des termes comme nuées (nubes), lumière, perte du sens de la durée, etc... Ces indications reviendront dans les épisodes ultérieurs.
La technique de modification d'état de conscience est relevée sous la mention des effluves qui imprègnent les vêtements de Barint et M'Ernoc, signe de fumigations.
La vision de la Terre de Promesse est un emprunt à la mythologie grecque de l' Elysée : c' est l' île des Bienheureux, située à l' ouest de l' Océan. On y voit un éternel printemps, des oiseaux et une végétation abondante.
Le Léthé est le fleuve qui la coupe en deux ; un passeur est là pour la traversée de ceux qui doivent mourir ; les autres sont priés de retourner vers la vie.
L'Elysée des grecs est le lieu de repos post-mortem des gens vertueux ; il a été décrit par Virgile (L' Enéide).
D'autres Enfers plus austères attendaient les moins vertueux...!
L' extase cataleptique provoque des symptômes proches de la mort cérébrale.
3. Interprétation
Le décor légendaire de la Navigatio emprunte à un fonds commun : d' autres imrama lui sont donc comparables ; je ne tiens pas à relever le tableau comparatif de ces divers récits, maintes fois établi par les chercheurs. L' antériorité respective des divers imrama est un problème insoluble : tous ont puisé à un fonds commun, tous ont été recueillis et recopiés tardivement. Et certains ont pu imiter des écrits antérieurs.
L' originalité de la Navigatio, par rapport à ces imrama, me semble résider dans une affirmation, posée, dès le premier épisode, qui réunit 3 notions :
l'assimilation entre Tir Tairgnri, croyance celtique et pré-chrétienne, avec la Terre de Promesse biblique et païenne (grecque) ; cette équivalence n' est pas argumentée : elle est posée comme une évidence pour les clercs scots, destinataires initiaux de ce texte.
l'adhésion présentée comme normale d' un abbé, célèbre et chevronné, à une pratique de voyance issue du druidisme (encore en vigueur du temps de Brendan mais contraire par principe aux dogmes chrétiens).
le soutien apporté à un clerc dissident par les deux abbés semble aller de soi : Barint est fort troublé d' avouer qu'il a donné sa caution à M'Ernoc ; mais Brendan accepte et adhère sans discussion; il recevra la caution de Enda (épis. 2), un druide devenu abbé.
La Navigatio affiche d'emblée le tableau d'un christianisme irlandais encore hésitant, original dans ses pratiques ; cette forme de christianisme local va maintenir durant de longues années ses spécificités.
Le syncrétisme druidisme/christianisme est ici une tendance nettement illustrée.
Le succès de l'oeuvre, diffusée dans toute l'Europe des abbayes bénédictines, atteste que les évidences assénées par ce récit de Barint ont trouvé un écho curieux, sinon favorable, en tous cas intéressé, chez les clercs des IX - XIIème siècles.